Tamanrasset : le bordj du Père de Foucauld. peinture de Paul-Elie Dubois, 1928
PASSAGE DE TEMOIN ALGERIANISTE
L’année 2013 a été celle de grands anniversaires pour tous ceux des nôtres qui n’ont pas oublié notre Algérie, ou laissé ternir son image. Elle a vu en effet le centenaire de la naissance d’Albert Camus, et, pour tous ceux qui perpétuent le message fort que le groupe d’écrivains et artistes français d’Algérie ( à l’époque, on les appelait tout naturellement « les algériens » ) avait délivré au début du vingtième siècle sous le vocable d’Algérianisme, il s’agissait de célébrer le quarantième anniversaire de la fondation du Cercle Algérianiste, marquant un passage de témoin riche de signification entre Jean Pomier, « l’algérien » de 1920, et Maurice Calmein, « l’algérianiste » de 1973.
C’est donc dans un esprit de nouvelle transmission que mon ami Maurice Calmein, président fondateur du cercle algérianiste, a eu l’idée de réunir quelques « Anciens » pour, en pleine corrélation avec les cérémonies officielles du Cercle Algérianiste National, Fédération de quarante cercles locaux et régionaux, qu’ils s’expriment sur leur vision du devenir de l’idée algérianiste, au moment où les limites de la longévité humaine rendent nécessaire et inévitable un nouveau « passage de témoin ».
Prenons soin de préciser qu’il ne s’agissait aucunement d’élaborer une quelconque « charte » ou un nouveau « Manifeste », mais seulement de rassembler quelques témoignages et visions de l’avenir, rédigés séparément, d’une part pour éviter toute interprétation fâcheuse de cette initiative, d’autre part pour que chacun s’exprime brièvement en fonction de son expérience et de son tempérament, bref, de sa personnalité propre.
Pour l’instant, alors que 2014 est venue reléguer 2013 dans un passé certes récent mais qui s’éloigne inexorablement, le projet n’a pas encore abouti. Qu’importe ? Puisse cette publication, en livrant aux abonnés de « Maltalger » le point de vue – une réaction de « premier jet » - de Pierre Dimech, donner envie à ses amis de faire de même. Il n’y aura jamais, venant des nôtres, trop de témoignages. Celui-ci prend la forme d’une libre lettre, qui, s’il y était répondu, pourrait être suivie de quelques autres, adressée à un « successeur inconnu". D’où l’image de la « Bouteille à la mer ». Parce que l’indispensable action volontaire ne peut tout, et qu’il faut s’en remettre au Destin.
Le blog maltalger
UNE BOUTEILLE CONFIEE
AUX VAGUES
Nous sommes en 2013. L’association culturelle de Français qui furent d’Algérie - et qui le restent de par leur naissance et leur mental, mais c’est leur Algérie qui n’est plus – qui a nom « Cercle algérianiste, a 40 ans. Jean Brune est mort il y a aussi 40 ans, et Albert Camus, cette année, aurait eu 100 ans.
Il y a un demi-siècle et un an, eut lieu cet évènement qui nous arracha, moi et tous les miens, à notre Terre natale, cette Algérie de tous les mirages, de tous les délices, de tous les orages, et de l’ultime précipice, et qui est à l’origine, cause initiale, à la fois lointaine et actuelle, de ces lignes que je t’adresse, à toi mon lecteur ou lectrice inconnue, toi chair de ma chair à travers les générations, ou toi mon étranger, toi de France ou d’ailleurs, toi enraciné quelque part ou toi de nulle part, à une époque que je ne peux prévoir, moins que jamais maître de l’avenir, mais à un futur qui pour apaiser mon imaginaire blessé sera l’Au-delà de ma mort.
Je serais bien tenté de présenter, une fois de plus, notre histoire, épreuve toujours inaboutie mais toujours recommencée, histoire qui est celle d’une communauté humaine qui surgit de rien, comme un « accident – mais l’histoire n’est-elle pas une suite « d’accidents » ?, qui juxtaposa puis rassembla une diversité de provenances – « Il y avait là des hommes de toutes les nations » , lorsque l’Europe, il y aura bientôt 200 ans, déversait son trop-plein à travers le monde…Mais, vois-tu, je crains que ce ne soit là que vaine entreprise. Tant d’autres ont écrit à son sujet, des pires, pour la plupart, et ce sont les plus connus, mais aussi quelques « Justes », qu’il faut savoir retrouver dans l’enfer des bibliothèques comme dans les brocantes. Cette « bouteille à la mer » est venue dans les filets de ton attention. Cela suffit. Autant alors aller droit au but.
Lorsque tu liras ces lignes, cette communauté à laquelle j’appartiens, et qui s’enfonce désormais dans le septentrion de la vieillesse, aura disparu de la terre. Physiquement disparu. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que ne seront pas encore de ce monde tel ou tel survivant né au sud de la Méditerranée avant la fin de l’an de disgrâce 1962, individus isolés ou poussières de groupes.
Toutefois, elle laissera des traces, certes pas dans les livres d’histoire, les « officiels », ceux qui ont été conçus et réalisés par un clan, celui qui n’ a jamais cessé de nous dénigrer, et même, n’a jamais cessé de nier notre existence. La raison en est simple : notre existence, à elle seule, aura toujours été ce grain de sable qui a enrayé leur machine à désinformer.
Non, ces traces, tu pourras les retrouver, éparses, à travers la prolifération des sources, et tu pourras déjà te faire une idée de ce qui fut, si tu le désires et que tu t’en donnes la peine.
revue des Algérianistes des années 20, "ancêtre" de la revue du cercle algérianiste d'aujourdhui. Bulletin mensuel de Critiques et d'Idées.
Elle se définissait comme "UN ORGANE COMMUN D'OPINIONS INDIVIDUELLES""
2° édition, en avril 1978, du MANIFESTE du CERCLE ALGERIANISTE
( 1° édition, en janvier 1974 ):
"POUR SAUVER UNE CULTURE EN PERIL"
Mais, je te suggère aussi de partir à la recherche d’une trajectoire plus précise, qui s’inscrit d’ailleurs à l’intérieur de la grande « saga » de ces « pieds-noirs », communauté assassinée, mais aussi « Peuple mort-né » qui aurait pu vivre au moins quelque temps si le souffle d’une poignée d’hommes et de femmes de cette terre algérienne, qu’ils aimaient appeler « Afrique » avait trouvé à se répandre parmi les élites de cette communauté. Ils avaient choisi de s’appeler « Algérianistes » parce que les Français loyaux qu’ils étaient, nés sur cette terre d’Afrique, ou adoptés par elle, estimaient de tout leur esprit comme de toutes leurs tripes que rien de ce qui était relatif à l’Algérie leur était étranger. Leur ambition était vaste, à la mesure de leur horizon familier. Elle était audacieuse, à la mesure de leur goût pour l’action et le travail en force. Elle s’enracinait dans le passé de cette terre, mais ils fixaient l’avenir d’un regard optimiste et volontaire. Mais, leur vision fut éphémère, prise de court par l’accélération du temps et la fureur des hommes. Leur rêve fut carbonisé dans les combats qui mirent le feu au monde, leur idéal frappé mortellement par le poignard d’un futur fléau, parti du désert, alors caché par les jeux sanglants des monstres jumeaux de Moscou et Berlin.
Nés au début du siècle passé pour devenir le chef d’orchestre d’une Algérie moderne en devenir, les algérianistes, organisés pour cela à l’issue de celle qu’on appelait imprudemment « la der des der », au sortir de celle qui suivit, la grande conflagration mondiale, n’y occupaient plus qu’un modeste strapontin. Le mal qui emporterait l’Algérie Française courait déjà dans ses veines, et l’algérianisme n’y pourrait rien. Restait le projet, qui avait suscité un fol espoir d’un (trop) petit nombre.
Alors, lorsque tout fut consommé, et que l’Exil fut la suite logique de l’Exode sans espoir de retour, la résurgence du mot « algérianiste » fut comme celle d’une rivière que l’on croyait définitivement engloutie dans les entrailles de la terre. Résurgence du mot, pour la fidélité. Mais sur un nouveau concept, par la force des choses. Commença une nouvelle aventure, comme avait débuté la première : sur un pari. Ce ne pouvait plus être une vision de l’Algérie ; ce fut de se considérer, dans l’infidèle métropole, comme « des provinciaux sans Province ». Pour, en contre-culture, contre celle de la mort d’une population, faire œuvre de vie maintenue. Et pour clamer la Vérité. Contre le mensonge d’Etat, repris à tous les niveaux.
Et cette aventure dure toujours. Au début, on ne donnait pas cher de sa durée, y compris chez nombre de nos compatriotes d’Algérie. Vingt cinq ans après, on participa à la grande Fête niçoise, dans une euphorie qui aurait pu tout aussi bien être un Chant du Cygne. Puis, la fin du siècle se rapprocha, déclenchant chez beaucoup de gens un réflexe millénariste, encouragés par tous les histrions médiatiques. Mais, on était toujours là. On recula la borne à 2010 – toujours ce culte des chiffres ronds, faciles à retenir – mais il fallait être là pour le cinquantenaire de notre Exode…Et cet anniversaire est déjà derrière nous. D’autres se profilent, symboliques mais lointains : le centième anniversaire du lancement du mouvement algérianiste à Alger, et d’autres que je ne citerai pas autrement que par un énigmatique « 1830 – 2030 ». Mais là, nous entrons dans l’aléatoire, du moins la plupart d’entre nous.
Alors, que dire d’une troisième aventure du vocable
« algérianiste » ? Prenons garde de ne pas nous griser de mots pour eux-mêmes, pour leur propre magie, de mots-mirages. Les mots certes ont leur importance, qui est d’être avant tout des symboles. Mais, il importe de ne pas se contenter de cette vitrine : il faut aller à l’intérieur de ce qu’ils recouvrent. L’Algérianisme qui devra suivre, et qui, dans une certaine mesure, a déjà entamé sa gestation dans la discrétion et la dispersion de ceux qui sont partis sur sa piste, sera donc un « Algérianisme du troisième type ».
Je n’aurai garde ici de tenter de le définir, car ce serait renier ce que je viens d’écrire, et pire, décider aujourd’hui, non seulement de ce qui sera ou ne sera pas demain, mais surtout un demain dont je ne ferai pas partie.
Mais je gage qu’il sera différent, par la force des choses, de l’algérianisme des « Pères fondateurs », du temps de l’Algérie française vivante, et aussi, de « l’algérianisme en exil », qui fut nôtre, voulu et vécu par des gens de ma génération qui avaient mal à cette terre à laquelle ils venaient d’être arrachés, mais qui avaient résolu, reprenant quelques idées-forces des algérianistes enracinés, telle la vertu de l’étude active et de l’action pensée, de maintenir, envers et contre tout, envers et contre tous, la flamme que le soi-disant « vent de l’ Histoire » avait failli éteindre.
Et, sans prétendre le définir,
je pense qu’il s’agira d’un « Algérianisme de traces ».
Mais alors, que laisser comme trace ? – car c’est bien de cela qu’il s’agit ! Moins une trace « politique » qu’une trace tout simplement « humaine », celle d’une Civilisation solaire, entre empire de la Mer et empire des Hautes Terres brûlées de lumière, djébels, steppes et désert, qui vit l’aventure éphémère mais ancrée dans des souvenirs forts de lointains prédécesseurs, d’hommes et de femmes énergiques, animés d’un esprit de conquête non sur des territoires , voire sur d’autres hommes, mais sur l’adversité, et donc sur eux-mêmes, et qui furent liés entre eux, pour les meilleurs jusque dans l’exil, « par un sourire, un clin d’œil ou un silence », comme disait Jean Brune, sourires échangés et silences partagés entre eux les unissant comme des croyants réfugiés dans les Catacombes, y sacralisant les gestes les plus simples de leurs vies…Et Brune de poursuivre : « Nos catacombes, c’est cette odeur de brochettes…qui m’a toujours paru encens de cérémonie rituelle. Camus me disait « c’est l’encens des barbares que nous sommes ». Et nos catacombes, c’est l’écho d’une voix qui met le verbe à la fin de la phrase ou qui rit comme mon ami Pons dont Bab-el-Oued disait qu’il « riait en espagnol ». Ce n’est pas tout : c’est l’infinie pitié pour nos victimes, qui pour les autres sont des coupables, et c’est notre respect pour les violences des nôtres, qui pour les autres sont des crimes. C’est cette sorte de solidarité instinctive qui nous lie, tous dressés contre l’adversaire, même s’il nous arrive de penser qu’en telle occasion les nôtres ont eu tort… ».
Nous avons quitté le sol natal, comme on dit : « avec deux valises ». Mais en réalité, nous avons emporté un trésor, que nul policier, nul douanier n’a pu découvrir : et pour cause ! Nous ignorions nous-mêmes que nous l’avions, car il était en nous. C’est là le secret de la naissance, puis de la croissance, et, dans une certaine mesure, de la réussite, de notre entreprise, en dépit de toutes nos lacunes, du temps perdu, des occasions gâchées.
C’est en puisant dans la sève de ces souvenirs pour en extraire la conscience de cette jeunesse d’un peuple qui ne demandait qu’à vivre, de cet élan brisé, de ce mélange de force et de faiblesse, de cette flamboyante parure d’Eternité posée sur l’autel sacrificiel de l’éphémère, que vous partirez sur les traces des vôtres, à la recherche de vous-mêmes.
Alors, en dépit de toutes les déperditions d’énergie et de substance, rançon des grandes transitions générationnelles, aggravées aujourd’hui par les inquiétantes mutations que notre monde subit, vous, qui allez nous succéder, à votre tour, vous entrerez en piste.
A toi mon lecteur de mon sang ou d’adoption, à toi de jouer !